Référence: l'article ci-dessous intitulé:
"A propos de la famille des Cactaceae"
de Alain Rousteau a été publié dans la revue Succulentes N°1 - 1981, 3e série, p10-13
Alain Rousteau. Laboratoire de Botanique Tropicale, 1, rue Guy de la Brosse, 75005 Paris
Remarque: les termes en gras et orange sont définis et expliqués à la fin de l'article.
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Il peut sembler paradoxal de parler de la feuille des Cactaceae lorsqu'on observe un Cereus Mill.. Pourtant, un examen attentif permet d'affirmer qu'elle existe chez Cereus, mais aussi chez la plupart des genres de la sous-famille des Cereoideae, sinon tous. Elle est alors réduite à un appendice intégré aux productions aréolaires: poils et épines. Sa taille, souvent inférieure au millimètre, sa vascularisation rudimentaire ou même absente, son épiderme quelquefois dépourvu de stomate (Boke, 1952) en font un organe fonctionnellement négligeable. La photosynthèse est assumée par l'axe succulent de la plante, aux niveau des côtes, des cladodes, des tubercules et des mamilles.
Mail la feuille adopte une expression plus avantageuse chez les autres Cactaceae: les Peireskiodeae et les Opuntiodeae. Elle sera ici arbitrairement considérée comme l'organe caduc. Ainsi défini, le terme de feuille recouvre sans ambiguïté la richesse du polymorphisme rencontré, sans préjugé d'une homologie plus étroite.
Les Peireskiodeae sont dans leur ensemble, des mésophytes banales: leurs feuilles sont simples et à limbe développé. Ce limbe se rétrécit progressivement dans sa partie basale en guise de pétiole. L'axe de certaines espèces affirme une tendance à la succulence. Il arrive aussi que le "pétiole" s'épaississe tout contre la tige en une languette abaxiale (Rhodocactus grandiflorus (Haw.) Knuth, figure 1) mais rien de ceci n'est caractéristique. En phase végétative, seule l'aréole épineuse permet de classer ces plantes parmi les Cactaceae.
Figure 1: Rhodocactus grandiflorus. Les feuilles sont développées, la tige n'est pas succulente. A l'aisselle de la base épaissie du pétiole, se mettront en place les épines de l'aréole lorsque les feuilles seront plus âgées.
Morphologiquement, les petits rameaux et les feuilles cylindro-coniques du genre Maihuenia Phil. lui confère une situation aberrante dans ce groupe.
Entre les 2 types foliaires extrêmes, celui des Peireskia (Plum.) Mill. et celui des Cereus Mill., s'intercale toute une série de modèles intermédiaires représentés chez les Opuntioideae.
Le genre Peireskiopsis Br. et R. a des feuilles planes mais succulentes, et son axe n'est guère plus épais que celui des Peireskia. Quiabentia Br. et R., au contraire, se caractérise par un système caulinaire fort succulent. Ses feuilles encore bien développées sont de section presque semi-circulaire: leur face dorsale est approximativement plate, leur face ventrale bombée (figure 2).
Figure 2: Quiabentia chacoensis. Les feuilles et l'axe sont succulents.
De par leurs dimensions, leurs structures histologiques et leur relative persistance, ces organes conservent un rôle assimilateur considérable, même s'ils le partagent avec les tissus externes de la tige. Enfin, les Euopuntieae, qu'ils soient à tiges cylindriques (Cylindropuntiinae) ou à raquettes (Platyopuntiinae), possèdent des feuilles courtes de section circulaire ou ovoïde. Morphologiquement remarquables, ces dernières tombent précocement, dépourvues de nécessité physiologique puisque l'axe les remplace dans leurs fonctions vitales (figures 3 à 5). Notons au passage l'étrangeté botanique que constituent les Opuntia (Tournef.) Mill. à raquettes: leurs tiges sont à symétrie bilatérale, leurs feuilles à symétrie axiale.
Figure 3. Austrocylindropuntia subulata. Les feuilles cylindroconiques
atteignent une longueur supérieure au centimètre.
Figure 4. Austrocylindropuntia cylindrica. Morphologiquement analogue
à celle de la figure 3, les feuilles sont ici plus réduites.
Figure 5. Brasilopuntia brasiliensis (Willd.) Berg. Comme chez Opuntia ficus-indica,
les feuilles situées sur les "raquettes" (articles caulinaires aplatis) sont encore
cylindroconiques, mais leur anatomie diffère de celle des types précédents (figure 10).
Citons à nouveau l'exception du groupe Grusonia F. Reichb., qui à l’instar des Cereus, arbore de véritables côtes. Chez ce genre et, dans une moindre mesure, chez Marenopuntia Backbg., les saillies caulinaires qui supportent les feuilles et leurs aréoles, se superposent le long des orthostiques.
Cette extraordinaire diversité est constituée de formes si connexes qu'elles illustrent une série morphologique de transition. D'autre part, la succulence foliaire, caulinaire, la petitesse des feuilles, permettent à ces genres respectifs la colonisation de biotopes toujours plus secs. De toute évidence, chaque type foliaire mentionné représente une étape de l'adaptation progressive aux milieux xériques. Enfin, Peireskia (Plum.) Mill. , tant du point de vue reproductif que végétatif, est considéré comme primitif dans la famille.
Le type vraisemblablement originel et le sens probable de l'adaptation foliaire ainsi précisés, nous allons tenter d'en distinguer les étapes successives.
1- Passage de la nervation pennée Rhodocactus grandifolius (Haw.) Knuth à la nervation pseudo-palmée Peireskia pititache Karw. (Bailey, 1968) (figure 6).
2- Acquisition de la succulence foliaire. La nervation est désormais palmée et la vascularisation d'ordre I est constituée de 2 gros faisceaux distincts (Peireskiopsis Br. et R.) (figure 7).
Figures 6 et 7.
3- Amplification de la succulence foliaire (Quiabentia chacoensis Backbg.). Les faisceaux latéraux s'inscrivent sur un arc, les plus marginaux étant déplacés vers la face dorsale de la feuille (figure 8). Les stomates sont répartis de façon égale sur les 2 faces et leur densité (nombre d'unités au cm2) est faible. Chez Peireska, ils étaient essentiellement localisés sur la face dorsale et plus fréquents. La faible densité stomatique de Quiabentia est imputable aux grandes dimensions des cellules épidermiques.
4- Réduction foliaire (Austrocylindropuntia subulata (Mühlpfrdt) Backbg.) La feuille est raccourcie. Sa section transversale ovoïde montre que les vaisseaux vasculaires latéraux tendent à se rejoindre dans le secteur abaxial (dorsal).
Parallèlement, le parenchyme palissadique, ventral dans les types précédents, s'étend autour de l'organe sauf dans le sus-dit secteur (figure 9).
5- "Hypopeltation" des feuilles cylindriques (Platyopuntiinae). L'enroulement précédemment amorcé atteint son stade ultime. Les réseaux latéraux se rejoignent dans le secteur dorsal (Opuntia ficus-indica (L.) Mill., figure 10). Tous les faisceaux se situent sur une couche fermée et le parenchyme palissadique est périphérique. Les 2 faisceaux sont alors en contact.
Figures 8, 9 et 10.
6- Dégradation des structures foliaires. Les feuilles de certaines Platyopuntiinae: Opuntia basilaris Eng. et Big. (Freeman, 1970), ou les feuilles de certains stades végétatifs: par exemple les premières formées au début du développement d'une ramification, sont manifestement dégradées. Leur vascularisation peut être réduite à un faisceau et leur mésophylle n'est plus différencié.
Il est peut être possible d'atteindre, à partir de cette ultime étape, les "feuilles" de certaines Cereoideae. En tout cas, notre analyse met en évidence l'articulation suivante.
Les étapes 2 et 3 s'inscrivent dans le processus d'acquisition de la succulence. Le phénomène affecte d'abord la feuille, puis l'axe. Les changements physiologiques inhérents sont corrélatifs de l'apparition de caractères histologiques. Mais certaines particularités ne semblent directement adaptatives (par exemple, la déformation du réseau vasculaire) et annoncent les étapes suivantes. En outre, la forte succulence de Quiabentia rend possible la détérioration, nécessairement ultérieure, de la feuille.
Les étapes 4, 5 et 6 illustrent les modalités de cette déchéance foliaire. Morphogéniquement, l'activité cellulaire localisée qui élabore le limbe plan des Peireskia de part et d'autre de la nervure centrale, s'étend à toute la périphérie de l'organe primordial, et y construit le parenchyme palissadique périphérique (figures 11 et 12). Le "méristème" circonscrit en 2 pôles latéraux, se désorganise en un "méristème" périphérique ("peripheral meristem" de Boke, 1944).
Figures 11 et 12.
L'adaptation xérophile des Cactaceae paraît donc emprunter 2 orientations successives:
1- L'acquisition de la succulence
2- La déchéance foliaire.
Notons que cette distinction est arbitraire et que les 2 processus se chevauchent, comme le montre Quiabentia avec ses feuilles à demi enroulées. Malgré sa simplicité, l'adaptation progressive de la feuille n'a qu'un lointain rapport avec la phylogénie de la famille. Les morphologies incohérentes de certains taxons (Maihuenia, Grusonia) en témoignent.
Si, dès lors, le feuille est remplacée par l'axe dans ses fonctions, elle l'est aussi parfois dans ses formes lorsque les "tubercules" d'un Obregonia Fric ou d'un Ariocarpus Scheidw. (Cereoideae très évoluées) en viennent à la mimer. Mais leur valeur morphologique est bien différente. Cette ressemblance trompeuse est une "convergence hétéroplastique".
Bibliographie
Backeberg (C.), 1966. Das Kakteenlexikon. G. Fischer Verlag. Stuttgart.
Bailey (I. W.), 1968 - Comparative anatomy of the leaf-bearing Cactaceae, XV11. Prelimary observations on the problem of transitions from broad to terete leaves. Journ. of the Arnold Arb., 49, 370-376.
Boke (N. H.),1944 - Histogenesis of the leaf and areole in Opuntia cylindrica. Amer. J. Bot., 31, 299-316.
Boke (N. H.), 1952 - Leaf and areole development in Coryphanta. Amer. J. Bot., 39, 134-145.
Freeman (T. P.), 1970 -. The developmental anatomy of Opuntia basilaris. II. Apical meristem, leaves, areoles, glochids. Amer. J. Bot., 57, 616-622.
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Définitions des termes utilisés dans l'article ci-dessus
biotope: milieu de vie défini d'une communauté donnée. On emploie souvent le terme habitat pour les végétaux. Ce biotope est caractérisé par un ensemble de facteurs du milieu ambiant (géographiques, physiques, chimiques).
cladodes: tige très aplatie remplaçant les feuilles (ex. chez les Opuntia).
convergence hétéroplastique: ressemblance morphologique, anatomique, physiologique ou chimique entre des espèces appartenant à des familles distantes mais soumises à des contraintes identiques. On parle de convergence hétéroplastique quand il s'agit de ressemblance entre des éléments de nature différente.
côtes: organe en forme de crête longitudinale, obtus sur la tranche (ex. chez les Notocactus).
faisceau: regroupement longitudinal de fibres ou de vaisseaux.
limbe: partie plane et peu épaisse d'un organe (feuille, pétale,...)
mamilles: protubérance en forme de mamelon sur la tige de certaines Cactaceae (ex Mamillaria)
mésophylle: zone interne du limbe de la feuille, comprise entre les couches épidermiques. Il est constitué de 2 parenchymes particuliers: à la surface supérieure du côté de la lumière, le parenchyme palissadique, reconnaissable à ces cellules allongées fortement compactées et contenant de nombreux chloroplastes; du côté inférieur, le parenchyme lacuneux qui présente des espaces intercellulaires en relation avec les stomates, ce qui permet la circulation et l'échange des gaz.
mésophyte: plante ne tolérant ni sécheresse extrême, ni une humidité excessive.
nervation: disposition des nervures d'une feuille.
orthostique: se dit d'une droite génératrice du cylindre auquel on peut assimiler une tige.
parenchyme palissadique: tissu à grandes cellules photosynthétiques du limbe des feuilles à paroi fine et pouvant se diviser à maturité.
pétiole: partie étroite de la feuille unissant le limbe à la tige.
photosynthèse: synthèse de glycosides (glucides) par les végétaux chlorophylliens à partir du CO2, de l'eau (H2O) et de la lumière.
phylogénie: étapes de l'évolution d'une lignée.
stomate: pore de l'épiderme servant aux échanges gazeux.
succulence, succulent: se dit d'un organe charnu ou juteux contenant des réserves d'eau.
taxon: unité systématique de classification.
tubercules: protubérances coniques ou cylindriques (ex. chez les Austrocylindropuntia).
vascularisation: ensemble des faisceaux vasculaires.
xérique: se dit d'une zone ou d'un climat sec.
Références
- La Botanique de A à Z. Abderrazak Marouf, Joël Reynaud. Dunod, Paris 2007.
- Dictionnaire illustré de botanique. Alain Jouy. Editions Eugène Ulmer, Paris, 2010.
- Petit guide illustré de botanique. Corinne Décarpentrie. Les Editions Ulmer, Paris, 2021.